
Trauma
Il y a 5 ans j’ai vécu un événement que je qualifierai, avec le recul, de traumatique. Je crois que j’ai raconté cette histoire des dizaines de fois, à des dizaines de personnes plus ou moins proches. J’ai longtemps hésité à la publier car je ne me sentais pas légitime. J’ai aujourd’hui envie de libérer la parole, de l’encrer et de l’ancrer ici.
2 novembre, 20h43. Je prenais un verre avec mon ami dans le bar en face de chez moi quand soudain, je reçois un appel inattendu de ma collègue Nat. Je comprends immédiatement qu’il se passe quelque chose d’anormal et je pense à l’alarme que j’avais l’impression d’avoir mal enclenchée en étant la dernière à quitter le bureau. C’était pas l’alarme. J’ai vu le flou se dessiner devant mes yeux. TRAUMA. On n’a pas fini notre bière, on est parti, on a marché, on a googlé « accident train Bonneville-sur-Touques ». Ce que ma collègue m’a dit ce soir-là au téléphone était au-delà de tout imaginaire.
Le 2 novembre 2017 vers 16h, à Bonneville-sur-Touques, la voiture de notre collègue-manager Virginie, son mari Jonathan et son fils Evan a été percutée par un train sur un passage à niveau non protégé. Ils sont tous les trois morts sur le coup.
J’ai passé la nuit les yeux grands ouverts à fixer, sur mon plafond, l’ombre des lamelles de mon store me rappelant la voie ferrée qui les avait tués. TRAUMA.
Matin du 3 novembre 2017. Le premier défi a été de monter dans ce train que je prenais tous les matins pour aller au bureau. J’avais besoin de retrouver mes collègues, et c’était l’anniversaire de l’une d’elle, Lauriane, alors j’ai pensé à elles et j’ai pris ce train, la mort dans l’âme. Je me rappelle du vide intersidéral, ce vide palpable qui tord les tripes. Et puis ce silence de mort dans le bureau, littéralement. TRAUMA. L’atmosphère était tellement pesante. Travailler m’était devenu impossible par moments car le silence m’écrasait et tout ce que j’entendais étaient mes pensées envahissantes dont notamment celle-ci : est-ce qu’ils ont vu leur mort arriver lorsque ce train a foncé sur eux ?
Je me rappelle comme on s’était barricadées dans nos bureaux, et cette affiche manuscrite que ma collègue Nat avait placardée sur la porte d’entrée pour annoncer notre fermeture exceptionnelle à durée indéterminée. Je me rappelle avoir entendu les journalistes tambouriner sur cette porte en bois massive et des passants échanger sur le drame qui venait nous toucher. TRAUMA. On tournait en rond dans ce bureau, et les messages de soutien affluaient de partout. On encaissait sans cesse. On était amputées d’une de nos membres mais toujours soudées pour faire face à la douleur ensemble. Solidarité et sororité salvatrices.
Jeudi 16 novembre. J’assiste à ce triple enterrement dans une salle des fêtes réaménagée avec environ 800 personnes, on a été placées au premier rang devant les 3 cercueils. TRAUMA. Là, je crois que j’ai définitivement dépersonnalisé. Mon âme a quitté mon corps. J’étais là physiquement mais la douleur était si grande que mon subconscient s’est mis en pause. Quelques jours plus tard, réception du courrier interne au bureau. J’ouvre un sachet qui contient le téléphone pro de Virginie avec l’écran brisé. C’était un des seuls objets quasi-intacts récupéré par les secours sur les lieux de l’accident. TRAUMA. Ce téléphone avec sa coque colorée qu’elle ne quittait jamais et avec lequel elle nous avait appelé 2 heures avant son accident pour boucler un dernier dossier depuis son lieu de vacances. Ce téléphone nous était revenu, mais pas elle, nous laissant dans l’incompréhension et le déni.
Il y a maintenant 5 ans qu’elle a quitté ce monde, avec son mari et son fils. Elle était ma directrice, ma manager, ma binôme, ma collègue, 7h par jour pendant 3 ans.
J’ai connu un état de sidération, trauma et PTSD (Stress Post-Traumatique). Je menais une vie robotique, je dormais peu et traînais au bureau de 8h à 20h. Je n’arrivais plus à être chez moi. Je n’arrivais plus à être dans la vraie vie qui courait au dehors. Je me raccrochais au travail et aux collègues. Un mois après l’accident, le 9 décembre, grâce à l’aide d’un psychologue qui nous avait été envoyé dans le cadre d’une pseudo cellule psy de crise, j’ai pu doucement sortir de cet état, et je me suis doucement reconnecté à ma vie.
Et puis le 31 décembre, j’ai passé la dernière soirée de l’année avec une de mes meilleures amies devant un sublime coucher de soleil au pied de la montagne. Pour la première fois depuis 2 mois j’ai ressenti la paix. Je me disais qu’elle est partie tragiquement mais en paix, car chaque jour elle vivait sa vie intensément. Ce soir-là mes pensées se sont éclairées, et j’ai décidé de démissionner et de réaliser un de mes plus grands rêves (faire un PVT en Nouvelle Zélande) ressentant comme une urgence soudaine de vivre ma vie.
Je vis encore des moments de PTSD aujourd’hui. Il m’arrive encore de cauchemarder et d’avoir des crises d’angoisse en traversant la voie ferrée. Sûrement des séquelles de ce trauma toujours ancré bien qu’apaisé. J’ai voulu écrire cet article sous l’angle du trauma, pour libérer la parole sur ce sujet. J’ai évidemment une grande pensée pour les familles et proches de Virginie, Jonathan, Evan.
Si vous lisez ceci et que vous être entrain de process un trauma, ne restez pas seul.e, parlez, écrivez, pleurez, criez, autant et aussi longtemps qu’il le faudra. Chaque fois que vous parlerez, votre cœur sera un peu plus léger. Vibrez, vivez, chaque instant intensément, la vie ne nous offrira pas toujours des lendemains.





